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Les Mécanismes de Défense Cérébraux Face aux Agressions Sexuelles

Dans la prise en charge des victimes de violences sexuelles, l’absence de réaction de certaines victimes durant l’agression reste parfois une énigme pour ceux qui recueillent leur parole, mais également pour les victimes elles-mêmes. À la douleur que déclenche le scepticisme de leurs interlocuteurs s’ajoutent alors des sentiments de honte et de culpabilité : « Pourquoi n’ai-je pas crié ? Pourquoi n’ai-je pas résisté ? » se demandent-elles…

Ces questions incessantes les poussent souvent à se taire, à ne pas porter plainte, à souffrir seules et en silence, avec un risque de suicide et des idées noires bien supérieurs à la moyenne nationale.

Pourtant cette apparente absence de réaction, qui en définitive n’en est pas une comme nous allons le voir par la suite, constitue le comportement le plus souvent rapporté chez la grande majorité des victimes d’agression sexuelle.

En effet, selon une récente étude, 7 femmes sur 10 ayant été victimes de viol déclarent ne pas s'être défendues lors de leur agression (parole recueillie lors de leur prise charge à la clinique d'urgence pour les victimes de viol de Stockholm, unité unique en Suède située dans l'Hôpital Sud de la capitale suédoise). (1)

Beaucoup d’entre elles n'ont pas crié à l'aide non plus. Pendant l'agression, elles ont éprouvé une sorte de paralysie temporaire appelée « immobilité tonique ».

L'immobilité tonique (IT) décrit un état de paralysie involontaire dans lequel les individus ne peuvent plus ni bouger ni même, dans de nombreux cas, parler. Elle peut survenir lors de traumas causés par la guerre, les attaques terroristes, les catastrophes naturelles, mais on la retrouve à un niveau très élevé chez de nombreuses victimes d'agressions sexuelles. (2)

(Chez les animaux, cette réaction est considérée comme une défense adaptative et évolutive face à l'attaque d'un prédateur dès lors que d'autres formes de défense se révèlent impossibles ; elle est souvent décrite sous l’appellation de catalepsie.)

Cette étude, publiée dans Acta Obstetrecia et Gynecologica Scandinavica, indique que sur près de 300 femmes qui se sont rendues à la clinique pour viols, 70 % d’entre elles ont connu une immobilité tonique au moins significative dont 48 % qui ont répondu aux critères d’une immobilité tonique extrême pendant le viol. C’est une étude qui se révèle majeure dans la recherche scientifique en raison de la taille conséquente de son échantillonnage (298 femmes ont répondu, dont 189 sont revenues pour une évaluation de suivi après six mois).

Est apparu que celles qui avaient enduré une immobilité tonique extrême étaient deux fois plus susceptibles de souffrir d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et trois fois plus susceptibles de souffrir d'une grave dépression dans les mois qui suivent leur agression (en comparaison avec les femmes qui n’ont pas vécu cette réaction défensive).

Selon les cliniciens, le lien entre cette réaction de paralysie, l’augmentation du syndrome de stress post-traumatique et la dépression qui peut s’en suivre est logique au niveau intuitif. Les femmes, les hommes et les enfants qui sont victimes d'une agression sexuelle et qui pensent qu'ils auraient dû résister, mais ne l'ont pas fait, peuvent être enclins à ressentir une forte culpabilité ainsi que de la honte.


« Je ne suis pas surprise que l'immobilité tonique soit courante », déclare la psychiatre Kasia Kozlowska, de l'université de Sydney, qui a récemment publié, avec ses collègues, une étude dans la Harvard Review of Psychiatry sur les mécanismes de défense involontaires du cerveau chez les humains et les animaux. (3)

« Après tout, écrit-elle, l'immobilité tonique est conçue pour s'activer en cas de contact avec un prédateur (comme dans le cas d'un abus sexuel). Théoriquement, on peut s'attendre à ce qu'elle s'active en cas de contact physique, de forte fébrilité et de peur, et sans possibilité de fuite ».

Cette « paralysie induite par le viol », explique-t-elle, est l'un des six comportements de défense activés automatiquement chez les animaux et les humains, appelés « cascade de défenses ». En général, les animaux sont programmés pour passer par chacun de ces états à mesure que la proximité du danger s'intensifie. Les stades sont les suivants : l’alerte (vigilance face à un danger éventuel) ; le figement (mise en attente momentanée de la fuite ou de la lutte pendant l'évaluation du danger) ; la fuite ou la lutte ; l'immobilité tonique ; l'immobilité effondrée (évanouissement de peur) ; et l'immobilité en sommeil (un état de repos ultérieur qui favorise la guérison). Les personnes victimes d'une agression sexuelle peuvent passer par plusieurs de ces étapes, ou passer directement à l'immobilité tonique.

Chacune de ces réactions de défense, explique-t-elle, implique l'activation des centres de la motricité et de la vigilance cérébraux ainsi que la modification du traitement sensoriel de la douleur. Lorsque la fuite ou le combat est possible, les capacités motrices pour courir ou se battre sont activées, le système d’alerte passe à un niveau d'énergie élevé (production de cortisol) et déclenche une analgésie non opioïde. Cela aide la victime à fuir ou à combattre le prédateur (car ressentir une douleur modérée permet la mise en mouvement d’une action, comme la fuite). En revanche, lorsque la fuite ou le combat sont impossibles, le cortex moteur d'immobilité s’active, provoquant ainsi la paralysie. Simultanément, le système de vigilance passe à un niveau d'énergie plus faible (baisse du cortisol) ; le cerveau se retrouve alors inondé de substances neurochimiques déclenchant une analgésie opioïde, cette dernière étant destinée à réduire l'intensité de la peur et de la douleur (la libération de morphine endogène supprime la douleur… et sans douleur, le corps ne réagit plus). Les psychologues nomment cette réaction défensive : une sidération psychique. L’appareil psychique de la personne agressée se déconnecte de ce qui est en train de se produire, elle efface ainsi la peur et la douleur.

Les humains, de même que les animaux, n’ont aucun contrôle sur ces mécanismes de défense. Chez une personne agressée sexuellement, l'immobilité tonique peut être instantanément déclenchée lorsque ses récepteurs sensoriels (toucher, odeur, etc.) atteignent un seuil critique et qu’elle a le sentiment de ne pas pouvoir s'échapper. (4)


Selon Anna Möller, gynécologue à l'Institut Karolinska et auteur principal de l'étude suédoise, il est essentiel que les victimes de viol comprennent que leur capacité à se battre ou à s’enfuir était hors de leur contrôle conscient.

(En d’autres termes, leur conscience s’est éteinte et leur cerveau s’est mis en pilote automatique décidant, seul, la meilleure défense à adopter en fonction d’un contexte traumatisant). Une meilleure explication de ces réponses automatiques déclenchées par le cerveau pourrait contribuer à modifier l'interprétation que font les victimes après-coup de leur comportement, réduisant ainsi leur honte et leur culpabilité. Elle pourrait leur fournir « la preuve qu'elles n'ont pas choisi la voie que leur corps a finalement empruntée », ajoute la chercheuse.


En effet, cette immobilité tonique ou sidération psychique, se révèlent nécessaires pour la protection de notre cerveau. Tout comme un compteur électrique disjoncte lors d’une surtension afin d’éviter la surchauffe et l’explosion d’appareils électriques, une partie du cerveau, l’amygdale, submergée et incapable de faire face à un niveau colossal de stress, déconnecte et éteint différentes zones du cerveau afin de lui éviter une surchauffe aux conséquences dramatiques pour sa survie (en effet, le cortisol, hormone déclenchée en cas de stress devient neurotoxique quand son niveau est trop élevé).


Il n’est pas rare de relever dans les récits de victimes le déclenchement concomitant d’une autre stratégie cérébrale de défense : la dissociation psychique. C’est ainsi que beaucoup de victimes d’agressions sexuelles font part de leur sensation d’être « sortie » de leur corps, d’avoir observé la scène comme un tiers, d’avoir divisé leur appareil psychique en deux parties. Tandis qu’une partie restait présente puisqu’elles ne sont pas évanouies, une autre s’est absentée puisqu’elles n’ont ressenti ni douleur, ni émotion. Le cerveau grâce à cette dissociation psychique préserve son intégrité en tant qu’organe puisqu’il expulse de la conscience tout ce qui peut se révéler véritablement dangereux pour sa propre survie ou celle du cœur (« Mourir de peur » n’est pas qu’une simple expression) en stoppant net le déluge de cortisol et d’adrénaline que déclenche un trauma trop violent (« Il se passe quelque chose de dramatique, mais je ne suis pas impliquée »).

Cependant, ces stratégies destinées à juguler le déferlement d’hormones générées par le stress peuvent laisser des séquelles psychologiques durables allant, entre autres, de l’altération des fonctions mnésiques avec une difficulté à se souvenir en détail du déroulement des faits jusqu’à l’effacement total du trauma dans la conscience.

La suppression des souvenirs

Déjà évoqués dans un article précédent, certains traumas peuvent entrainer une fixation des souvenirs traumatiques dans la mémoire. Le cortex préfrontal de la personne ayant été agressée n’interprète alors plus correctement les signaux en provenance de son environnement ; il déclenche sans crier gare l’activité de l’amygdale qui à son tour active la production d’hormones du stress provoquant ainsi une ultra-vigilance permanente et épuisante (qui à son tour entraine un isolement destiné à apaiser ce cerveau sans cesse en alerte). À l’opposé de ce fonctionnement cérébral où les réminiscences d’un trauma restent persistantes, la sidération et la dissociation psychiques peuvent déclencher un phénomène qui souvent intrigue et malheureusement participe à museler la parole des victimes : l’amnésie traumatique. Lors d’une agression sexuelle, l’hippocampe (localisé profondément dans le cerveau, et impliqué dans la formation de nouveaux souvenirs et la retranscription de souvenirs stockés) coupe ses connexions avec le cerveau préfrontal impliqué dans l’évaluation fine des évènements ainsi que dans la compréhension d’une situation. Une fois encore, le cerveau, redoutable machinerie à la mécanique subtile, se charge d’atténuer l’effet délétère que pourraient avoir les violentes décharges de stress inhérentes à une agression : puisque le cortex préfrontal ne peut traiter autrement que par l’effroi l’évènement qui est en train de se dérouler, l’amygdale et l’hippocampe décident de lui épargner la douleur d’être impuissant en se déconnectant. Malheureusement, ce processus pour une part salvateur concernant le cerveau de celui ou celle qui subit une agression sexuelle peut de l’autre, entrainer des lésions durables comme l’absence de connexion entre la mémoire et l’évènement. Ainsi le trauma est expulsé hors de la conscience ; il se retrouve « coffré » en lieu sûr, à un endroit où son évocation ne peut plus faire souffrir, c’est-à-dire dans une amnésie qui peut durer des années, voire une bonne partie de la vie, même si celle-ci laisse parfois s’échapper des sensations de mal-être diffuses. Ce mécanisme de défense cérébral se retrouve préférentiellement chez les victimes de violences sexuelles ayant eu lieu dans l’enfance.

Frappé par l’impossibilité même de « penser » ce qui lui est arrivé, l’appareil psychique d’un enfant agressé décide d’emmurer l’inconcevable, de sorte qu’il puisse continuer à fonctionner (ou au moins survivre).

Toutefois, si cette mémoire traumatique sait habilement se dissimuler à la conscience durant un temps pouvant être très long (un tiers des victimes d’amnésie traumatique font état d’une absence de souvenirs ayant duré entre 20 et 40 ans), il arrive bien souvent que sa réactivation par un stimulus déclencheur ou lors d’une thérapie (motivée par d’autres raisons) soit, elle, brutale, soudaine et donc très déstabilisante. (5)


Fort heureusement pour les personnes en prise avec les effets secondaires de ces stratégies de défense cérébrales (l’immobilité tonique ou sidération psychique et la dissociation psychique), c’est-à-dire la résurgence de souvenirs traumatiques, deux thérapies semblent avoir fait leurs preuves en termes de soulagement psychique et même de guérison :

- L’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) où les souvenirs perturbants sont identifiés puis retraités, un à un, à l’aide de stimulations cérébrales bilatérales alternées afin d’évacuer la forte charge émotionnelle qui leur est associée.

- Les TCC (Thérapies Cognitivo-Comportementaliste) axées sur les conséquences du stress post-traumatique qui utilisent différentes stratégies selon l’intensité du stress et le handicap qu’il génère.


Les avantages d'une approche versus une autre n’ont pas manqué de faire l'objet de débats dans la communauté scientifique cependant la supériorité d'un traitement par rapport à l'autre n'a pu être démontrée : ainsi les TCC axées sur le traumatisme et l'EMDR ont tendance à être aussi efficaces l'une que l'autre, et cela constitue une (très) bonne nouvelle pour les personnes souffrant de stress post-traumatique. (6)


 

(1) Möller, A, Söndergaard, HP, Helström, L. "Tonic immobility during sexual assault – a common reaction predicting post-traumatic stress disorder and severe depression". Acta Obstet Gynecol Scand 2017; 96: 932– 938.


(2) "L’immobilité tonique. Un mécanisme défensif inconscient pour la victime de viol "- Revue Européenne de Psychologie et de Droit - Thiery Favre.


(3) Kozlowska, K., Walker, P., McLean, L., & Carrive, P. (2015). Fear and the defense cascade: Clinical implications and management. Harvard Review of Psychiatry, 23(4), 263–287.


(4) "Sexual Assault May Trigger Involuntary Paralysis - “Tonic immobility” hinders the ability to fight and is linked to high rates of depression and PTSD" – FrancineRusso – Scientific American Journal


(5) Rapport de mars 2015 de l’Association « Mémoire Traumatique et Victimologie » : Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte.


(6) Seidler GH, Wagner FE. "Comparing the efficacy of EMDR and trauma-focused cognitive-behavioral therapy in the treatment of PTSD: a meta-analytic study". Psychol Med. 2006 Nov;36(11):1515-22.


 

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En revanche, je compte sur votre élégance et votre honnêteté intellectuelle pour citer vos sources dans votre article 😉 ]

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